vendredi 25 mars 2016

Lectures : La splendeur des monstres


Esther Rochon, La splendeur des monstres, Alire, 2015, 277 p.


Depuis des années, j’aime fréquenter les univers patiemment élaborés par Esther Rochon, que ce soit dans ses nouvelles ou dans ses romans, tous plus singuliers les uns que les autres. L’œuvre de l’écrivaine est unique, très personnelle, souvent dépaysante, impossible à classifier dans un genre spécifique. Esther Rochon écrit sans contredit autrement. C’est pourquoi il ne pouvait y avoir de meilleure candidate pour inaugurer la toute nouvelle collection « Autrement » d’Alire, qui se présente sous une mise en page élégante avec de jolis rabats intérieurs. Les illustrations de Bernard Duchesne, tant sur la couverture qu’à l’intérieur du livre (en couleurs, de surcroît) viennent magnifier cet ouvrage à la fois sobre et attrayant. J’étais donc d’emblée séduite par ce recueil de nouvelles qui s’articule autour de l’intéressante thématique des monstres, des notes explicatives d’Esther Rochon précédant chacune des huit textes.

La splendeur des monstres s’ouvre sur « L’étoile de mer », une des nouvelles les plus anciennes de l’auteure, écrite en 1974. Ce bref récit nous présente un monde où les mutants existent, et dans lequel évolue un groupe d’amis, dont l’infortuné Michel. Sans vouloir trop en révéler sur cette histoire surprenante, je cite Esther Rochon elle-même qui nous apprend dans son introduction que « les étoiles de mer ont une vie fascinante; quand elles sont jeunes, elles ne ressemblent pas à des étoiles, mais elles ont un corps avec une symétrie bilatérale, comme vous et moi. Et puis, un jour, leur côté gauche devient leur ventre, où s’ouvre leur bouche, tandis que leur côté droit devient leur dos et que se développent leurs bras rayonnants bien symétriques » (p. 1). Brrr...

Les deux nouvelles suivantes, « L’initiateur et les étrangers » et « Nourrir les fantômes affamés », ont toutes deux une atmosphère de fin du monde. « L’initiateur et les étrangers » est un texte de jeunesse, primé par Radio-Canada en 1964, dans lequel un homme, un chat et un hibou se croient les uniques survivants d’une humanité vaincue. Quant à « Nourrir les fantômes affamés », qui a ma préférence, il prend le parti audacieux de nous présenter un Montréal post-apocalyptique « dirigé » par des monstres cannibales, les Xils. L’une des gardiennes des Xils, qu’Esther Rochon assimile à une « bergère » dans son introduction, arpente patiemment le territoire des envahisseurs, pour qui elle éprouve des sentiments contradictoires (réactions antinomiques fréquentes dans l’œuvre de l’auteure). Fidèle à son habitude, l’écrivaine offre ici une représentation insolite d’un Montréal « monstrueux », tout comme ce sera le cas dans « L’oiseau de fer de la rue Norman » (sur lequel je reviendrai).

Quatrième nouvelle au sommaire, « L’attrait du bleu » est d’une touchante poésie. L’extrait cité en exergue est à l’image de ce beau texte : « Enfin aucun obstacle ne subsistait, rien d’autre n’existait qu’un bleu profond, luisant, sur une surface vaste comme une chambre à coucher » (p. 53). L’héroïne de cette histoire d’amour aux accents mélodramatiques, Niane, évolue dans une savane, fascinée par « l’appel du bleu ». Auquel elle succombera, le monstre se faisant ici plus métaphysique.

Nouvelle inédite rédigée pour ce recueil, « La Dame rouge » ne contient pas de monstre en tant que tel, comme le reconnaît Esther Rochon elle-même. Mais ce récit interpelle le lecteur par ses atmosphères, par la solitude de cette femme qui travaille sur les écrits de la Dame rouge dans la cave, sa chatte âgée à ses côtés. Un texte qui, composé 51 ans après « L’initiateur et les étrangers », permet de mesurer l’évolution de cette auteure aux fictions étonnantes, qui a mérité sans surprise l’an dernier le prix « Hommage visionnaire » pour l’ensemble de son œuvre.

« La nappe de velours rose » et « L’oiseau de fer de la rue Norman » témoignent tous deux du rapport inconfortable au monde de leurs protagonistes principaux. La narratrice de « La nappe de velours rose » a en effet condamné à mort une quarantaine d’individus en les offrant en pâture à deux monstres, des mutants (mutants dont l’ombre planait aussi sur les trois premiers textes) emprisonnés dans une caverne. Jusqu’à ce qu’elle décide de s’éloigner de la grotte... L’affection trouble de la narratrice à l’égard des monstres sera portée à son paroxysme dans la huitième et dernière fiction du recueil, la novella « Coquillage ». Mais nous sentons déjà cette fascination/répulsion pour les « dévoreurs », la thématique de la faim/désir inassouvi(e) traversant plusieurs des nouvelles de La splendeur des monstres et une partie de l’œuvre d’Esther Rochon, dont Les chroniques infernales.

Dans « L’oiseau de fer de la rue Norman », c’est la faim de succès qui se manifeste d’abord chez le narrateur, un Montréalais qui demeure dans un secteur quasi inaccessible de Lachine. Faim de succès remplacée par la suite par un désir de tranquillité. Il faut dire que l’homme a échoué à un test : celui des trois monstres, aperçus une nuit sur le pont du CN, qui lui demandaient de trouver l’un des cœurs de Montréal. Cette histoire, ample et bien rythmée (à l’exception de quelques pages qui auraient gagné à être retranchées), m’a passablement intriguée.

Ce qui nous amène à la pièce maîtresse du recueil, la novella « Coquillage », publiée une première fois sous forme de roman en 1986 aux éditions de la Pleine Lune. Esther Rochon met en scène des personnages forts, en premier lieu Thrassl et le monstre-nautile, qui deviendra pendant des années son amant. Fasciné par ce coquillage grand comme une maison, au fond duquel des tentacules lui prodiguent de troublantes caresses, Thrassl finira par déménager dans le nautile. Rapidement, il se révèle dépendant des attouchements de cette créature marine qui, en le satisfaisant, lui donne sans cesse plus faim d’elle (et, en exacerbant ses réactions charnelles, provoque chez lui le puissant désir de se libérer une fois pour toutes des chaînes de la corporalité). Cette relation de dépendance s’aggrave au fur et à mesure que l’insatiable faim de Thrassl croît, le rendant énorme, à l’instar de Lame des Chroniques infernales. L’homme se met ainsi, en quelque sorte, à ressembler à l’objet de son affection, son obsession envers le mollusque étant freinée un temps par « l’amour » de Xunmil, jeune femme attirée et dégoûtée par le corps monstrueux de Thrassl.

Avec « Coquillage », Esther Rochon nous propose un roman fantastique et érotique surprenant, à l’audace et à l’inventivité certaines. Cette histoire atteint les fondements inconfortables de l’être, met au premier plan les désirs inassouvis qui, un jour ou l’autre, nous habitent (et peuvent nous dévorer, tels des « fantômes affamés »). À l’image de La splendeur des monstres, cette novella montre (la racine étymologique de « monstre » n’étant pas par hasard « montrer ») beaucoup, beaucoup d’amour pour la différence.

Et ça, il est fondamental de le saluer.


- Cette critique est parue précédemment dans le numéro 43 de Brins d'éternité.
 

mardi 22 mars 2016

Le Voyage insolite (émission du 14 mars)


Maureen Martineau, L’activiste, T.1 : Le jour des morts, VLB, 2015.

 
Auteure prolifique du Centre-du-Québec, Maureen Martineau signe, avec Le jour des morts, son quatrième polar, le troisième des enquêtes de Judith Allison. Dès Le jeu de l’ogre, première publication de Maureen Martineau, je me suis attachée à sa sergente-détective, de même qu'aux talents de narration de l'auteure. Le jour des morts, premier tome d’une série intitulée L’activiste, ne fait pas exception. Nous accompagnons une nouvelle fois notre enquêtrice fétiche, maintenant mère quasi monoparentale d’un petit garçon. En effet, le père de Loïc, Matéo, travaille à Fermont et est généralement absent. Ce qui a pour conséquence de laisser davantage de « temps de travail » à Judith. L’occasion se présentera bientôt pour la trentenaire de plonger tête première dans une enquête, à la suite de l’explosion du guichet automatique de la caisse de Tingwick, qui s’apprêtait à fermer ses portes. Un graffiti met les policiers sur la piste d’un groupe d’activistes.

   De surcroît, un ancien mineur est retrouvé grièvement blessé dans les décombres. Règlement de compte, accident ? Presque en même temps, l’un des membres du Conseil d’administration des Caisses populaires, Henri Roberge, disparaît. Roberge est impliqué dans l’industrie de l’amiante, minerai toxique qu’il continue d’exploiter malgré sa connaissance de ses effets mortifères. Rapidement, les deux enquêtes convergent, prenant une envergure internationale, qui va de l’Inde jusqu’au Nunavik.

   À l’instar de l’ensemble des livres de Maureen Martineau, Le jour des morts se distingue par sa générosité. Les rebondissements ne manquent pas dans ce roman qui nous fait visiter plusieurs lieux avec un grand naturel. Sous la plume maîtrisée de l’écrivaine, l’Inde, le Nunavik et le Centre-du-Québec s’incarnent avec crédibilité et une touche de théâtralité. Le choix de ces lieux combinés, en plus d’être original, s’allie en outre à une histoire imprévisible, qui reprend à sa façon les codes du polar (notamment en faisant d’Aurèle un blessé et aussi par le nombre restreint de cadavres... je n’en dis pas davantage !). Les relations des protagonistes sont également criantes de réalisme, chacun d’entre eux possédant des forces et des faiblesses vraisemblables. Ce qui ne rend Judith Allison que plus attachante ! À quand le second tome ?


dimanche 13 mars 2016

Salon du livre de Trois-Rivières

Le toujours agréable Salon du livre de Trois-Rivières commence ce jeudi, déjà! Petite nouveauté en ce qui me concerne cette année : je travaillerai aussi au kiosque du Sabord (#28). Mon temps sera donc partagé entre les dédicaces aux Six brumes et ma présence aux Éditions d'art le Sabord. À propos de celles-ci, elles organisent, en collaboration avec les Écrits des Forges, un événement original, L'improésie. Il aura lieu sur la scène principale (Espace Radio-Canada), le jeudi 17 mars de 19h à 20h. Avec Marco Geoffroy, David Goudreault, Monique Juteau, Pierre Labrie, Robert Lalonde et Marie-Hélène Sarrasin. On vous attend! 


Il me fera aussi plaisir de vous rencontrer à l'une ou à l'autre de ces séances de dédicaces, au kiosque des Six brumes (#30) : 

Vendredi 18 mars : 18 à 20h 
Samedi 19 mars : 14h à 15h 
Dimanche 20 mars : 14h à 16h 
Frédérick y sera également le samedi et le dimanche. 

Laissez-vous tenter par la séduisante thématique de cette année : "Prendre racine"! 

lundi 7 mars 2016

Lectures : Le jardin des silences


Mélanie Fazi, Le jardin des silences, Bragelonne, 2014, 250 p.

Avant mai dernier, j’avais seulement eu l’occasion de lire quelques nouvelles éparses de Mélanie Fazi, dispersées dans diverses anthologies. Jusqu’à ce que je décide d’acquérir son premier recueil, Serpentine, paru en 2006 aux regrettées éditions de l’Oxymore. Envoûtée, je me suis ensuite procuré Notre-Dame-aux-Écailles, le second recueil de textes brefs de l’écrivaine française, puis, il y a quelques semaines, Le jardin des silences. Le charme a opéré de manière croissante, culminant avec Le jardin des silences. En effet, Mélanie Fazi pratique un fantastique essentiellement psychologique aux accents oniriques de l’enfance, porté par une plume précise et poétique (mais jamais surchargée).

La nouvelle en ouverture du recueil, « Swan le bien nommé », donne le ton, émaillée de phrases que l’on se surprend à lire à voix haute, étant donné leur musicalité (thème d’ailleurs cher à Fazi). Deux exemples parmi tant d’autres : « Un rayon de lune haché par les lames du store striait la moquette » (p. 14) ou encore « Son œil étrange où gris et bleu se mêlaient comme les couleurs d’un œuf sur le plat dont on crève la surface. Je n’ai jamais réussi, depuis l’enfance, à déterminer laquelle des couleurs fuyait l’autre » (p. 15).

En fait, ce qui m’a saisie en refermant Le jardin des silences, c’est l’ordonnancement des textes, qui participe presque toujours avec justesse à l’ensemble (seule note un peu discordante, « Dragon caché », unique récit écrit à la troisième personne du singulier, ce qui m’a donné l’impression que Mélanie Fazi est moins à l’aise lorsqu’elle expérimente ce type de narration parfois moins intime). Et même si quelques-unes des histoires sont parues il y a quelques années ‒ l’une d’elles remonte à 2005 ‒, pratiquement aucune nouvelle ne détonne dans cette sélection que l’on devine savamment, patiemment assemblée. C’est pourquoi Le jardin des silences gagne à être considéré dans son intégralité, en s’attardant sur tous ses motifs en miroir (La solitude, Noël, la grossesse, la route, la quête inaccessible de l’autre, l’amitié/rivalité féminine, les renards, les plantes, pour ne nommer que ceux-là) qui tissent des liens à l’intérieur du recueil à la façon d’une toile d’araignée aussi complexe que délicate (arantèle enjolivée par les prénoms des personnages, que l’on sent choisis avec le soin, l’amour que prodigue un artiste véritable à ses créations).

Certes, quelques récits m’ont plu davantage : le foudroyant « L’autre route », avec sa déchirante relation père-fille et son engrenage temporel, sable qui recouvre de temps à autre les univers parallèles, « Les sœurs de la Tarasque », à la finale glaçante comme les meilleures nouvelles de Lisa Tuttle ‒ Fazi est justement sa traductrice en français ‒ et « L’été dans la vallée », une histoire de voix offerte tel un héritage ancestral. Et même si les deux récits de Noël, « L’arbre et les corneilles » et « Un bal d’hiver », m’ont semblé un tantinet plus mièvres, ils participent sans contredit à l’ensemble, contribuant à enrichir cette fresque kaléidoscopique des possibles humains que déploie Mélanie Fazi dans ce livre.

C’est visiblement en puisant dans les rêves et les travers humains que l’écrivaine façonne ses univers, avec la fantaisie et la patience du givre. Et, comme la matière figée renaît au printemps, j’attendrai le prochain recueil de Mélanie Fazi, consciente que l’orfèvrerie exige du temps. Mais qu’elle produit parfois ‒ dans le silence des jardins secrets ‒ des merveilles.

- Cette critique est parue précédemment dans le numéro 43 de Brins d'éternité.