vendredi 13 janvier 2017

Périls en la demeure - Les libraires no 97


En ce matin d’automne, le brouillard pèse sur les toitures des maisons de ma rue. Rue qui est bien entendu une impasse, passage fantastique s’il en est un. Martine Desjardins, qui nous avait offert en 2009 le sublime Maleficium, l’a compris dans son nouvel opus. La résidence mise à l’honneur dans La chambre verte (elle est littéralement la narratrice du roman) n’a rien du lieu réconfortant où s’accumulent les souvenirs heureux. Au contraire, cette demeure détériorée qui se rapproche de l’inquiétante étrangeté « n’a d’autre âme que celle de ses occupants ». Et ceux-ci, les Delorme, ont poussé la cupidité à son expression la plus extrême. Leur refuge, sans surprise construit dans un « labyrinthe d’impasses, de ronds-points et de croissants », devient ainsi un temple à la déité Finance.

Le drame débute avec la Pièce Mère, « gagnée » par l’aïeul Prosper Delorme dont le nom, comme celui de tous les protagonistes, fait référence à l’argent. Enfant, il soutire (en échange d’indications routières) de la monnaie à un médecin en visite. À partir de cet instant, la fortune de Prosper s’agrandit, le jeune garçon conservant la Pièce jalousement. Au fur et à mesure que ses richesses s’accroissent (presque jamais entamées par Prosper), son culte pécuniaire compte de nouveaux adeptes. Les descendants de Prosper prendront part à une véritable religion consacrée à la reine qui orne les billets verts. Les « fidèles » iront jusqu’à contrefaire le « Notre Père » pour l’adapter à leurs croyances capitalistes : « Notre Dollar qui êtes précieux / Que votre fonds soit crédité / Que votre épargne arrive »… et ainsi de suite!

Le fils aîné de Prosper, Louis-Dollard, nourrira le culte familial dans la « Chambre verte », pièce coffre-fort où s’amoncellent les billets de ce vert chromatiquement opposé à la couleur du sang. Pendant ce temps, la maison veille, contrariée par son manque d’entretien, auquel contribue significativement Estelle, femme de Louis-Dollard, la plus dévouée aux rites avaricieux (elle suce une pièce de monnaie en guise de collation et cuisine des poudings avec les miettes ramassées sous le grille-pain). Heureusement, le fils d’Estelle et de Louis-Dollard, Vincent (baptisé ainsi afin d’orienter la multiplication de ses avoirs), est porteur d’espoir pour la maison-narratrice. Déterminée à l’aider, elle influencera les événements d’une manière qui allie humour noir et gothisme.

Entrer à l’intérieur de La chambre verte, c’est se frayer un passage dans l’univers minutieusement bâti par Martine Desjardins. Très soigné, ce livre est soutenu par un style ciselé, teinté de poésie et d’une verve humoristique. L’auteure réunit des personnages atypiques et fascinants, dont l’obsession financière a fissuré l’esprit : Morula, par exemple, qui consomme à outrance les fioles d’essence de vanille, ou sa sœur Blastula, obnubilée par les germes (elle plonge pourtant sa main – en quête de sale argent – dans les bassines où les gens font des vœux). Sans oublier l’intrigante Penny Sterling et la maison-narratrice qui s’uniront pour orchestrer la ruine de cette « banque privée » aux fondations chancelantes.

Les ruines, motif gothique s’il en est, sont au cœur de Ce qui reste de démons, de Daniel Sernine. L’écrivain, qui a publié quarante livres et plus de cinquante nouvelles fantastiques, est une figure emblématique de l’imaginaire québécois. En 2014, le recueil Petits démons est paru chez Les Six brumes dans la collection « Brumes de légendes », consacrée aux rééditions de classiques du genre. L’auteur et l’éditeur renouvellent cette initiative enthousiasmante avec Ce qui reste de démons, qui s’inscrit dans la continuité du recueil précédent. Le lecteur est de nouveau convié – par l’entremise de quatre longues nouvelles – à visiter Granverger, contrée fictive où les incarnations malveillantes abondent. À l’instar de La chambre verte, les pratiques rituelles ne sont jamais loin. Et les partisans du culte doivent fatalement payer un tribut.

Récit placé en ouverture du recueil, « Le sorcier d’Aïtétivché » le montre avec éloquence. Il y a plus de quatre siècles, des enfants disparus de Granverger ont été offerts en sacrifice à Manitaba, « l’une des trois Puissances du Mal, qui dorment sous terre, dans les abîmes de la mer, et au-delà des nuages ». Le seigneur Davard, uni aux Indiens de l’endroit, a contribué à cette cérémonie sanguinaire. Sernine la décrit avec précision grâce à la plume ciselée qui est la sienne, à l’instar de celle de Desjardins.

« Les ruines de Tirnewidd », seconde novella (terme qui désigne une longue nouvelle), s’inscrit plus directement dans le gothisme. Philippe Bertin et son fils Ludovic visitent des vestiges irlandais intouchés en apparence depuis des siècles (des Irlandais auraient naguère immigré dans la ville fictive de Chandeleur, au confluent de la Kénistchouane, affluent également inventé par Sernine). Les descriptions de la cité délabrée, vertigineuses, s’avèrent saisissantes. L’envie est forte d’emboîter le pas aux Bertin jusqu’à cette crypte où gisent les Irlandais…

Les deux dernières novellas, « L’icône de Kiev » et « Le réveil d’Abaldurth » mettent de l’avant des cultes cruels, pour ne pas dire démoniaques. L’icône possède le funeste pouvoir de sauver la vie… doublée d’un mauvais sort. Quant à Abaldurth, il guette son avènement, tel Manitaba dans la nouvelle d’ouverture. Ce à quoi veillent ses adorateurs, dans l’ombre du repaire de Maledome le bien nommé. Cette demeure détient des facultés similaires à celle de La chambre verte, en plus méphistophélique : «  Maintenant qu’ils se trouvaient dans le manoir, ils sentaient nettement une présence. Comme si Maledome était une entité malveillante, quelque dieu redoutable changé en maison. »

Ce qui reste de démons illustre le talent de conteur de Sernine. Dans sa façon de convoquer les êtres diaboliques qui se terrent dans les manoirs gothiques, l’auteur accorde une grande place à la création d’atmosphères inquiétantes. Car la vigilance est de mise.

Tiens, le brouillard se lève. Quoique…


-- Cette chronique est parue précédemment dans le numéro 97
de la revue Les libraires
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