jeudi 25 mai 2017

Entre lierre et lichen - Les libraires no 99


Depuis longtemps, le mouvement perpétuel me fascine. Du mythique Juif errant aux bateaux fantômes qui dérivent des années durant en haute mer, jusqu’aux corps célestes qui gravitent sans relâche dans l’espace, l’idée du déplacement incessant est séduisante. Et aussi humaine, tellement humaine, comme le rappelle Sylvie Lainé dans son magnifique recueil Fidèle à ton pas balancé : « Nous sommes une espèce vivante, et tout ce qui est vivant avance et marche, et bouge et se transforme. Ce qui ne bouge plus est mort. »

Auteure de nouvelles peu nombreuses (une quarantaine de fictions brèves), mais toujours remarquées, l’écrivaine a rassemblé dans Fidèle à ton pas balancé la quasi-totalité de sa production littéraire. De belle facture, l’ouvrage séparé en sept sections convie à une plongée nécessaire dans l’altérité, « en équilibre vertigineux au bord de la fêlure ». Car les relations affectives, chez Lainé, témoignent souvent d’un accord complexe, protéiforme, à la manière du lierre qui meurt s’il ne peut s’attacher.

Il en résulte une affection indéniable pour l’humain, entremêlée du souhait de comprendre ses faux pas, ses travers. L’égoïsme y prend notamment des proportions cruelles dans « Les yeux d’Elsa ». Charlie Ming, « recruteur » de dauphins améliorés pour les chantiers, s’entiche de l’une de ses prises, Elsa, un cétacé aux yeux sublimes pourvu d’une IA (intelligence artificielle) surdéveloppée pour un mammifère marin. Après l’avoir soignée, Charlie convient avec Elsa de la revoir une fois tous les quinze jours, lors des congés de son amante au chantier. Mais cet arrangement n’honore que l’amour-propre du recruteur, en plus de bafouer la liberté de sa partenaire, faisant de ce partage un acteunilatéral. Et pourtant…

Cette alliance absolue paraît un temps possible à So-Ann, dans la majestueuse nouvelle « L’opéra de Shaya ». La planète sur laquelle s’installe So-Ann doit en effet constamment se réinventer pour survivre. D’emblée, cet environnement semble idéal pour la nomade qu’est So-Ann : « Une planète qui t’accepterait juste pour le partage. Une planète qui pourrait s’adapter sans se renier. » Mais les termes de « l’entente » surprendront la jeune femme, dont l’une des tâches principales est de donner son ADN à la faune et à la flore environnantes, afin qu’elles l’intègrent et se transforment de plus belle. So-Ann rechercherait-elle davantage de stabilité qu’elle le croit, aurait-elle vu en Nico, jeune homme imprégné par le voyageur précédent, une façon de trouver sa cadence propre, son harmonie intérieure? La végétation vibrante de Shaya rappellerait-elle la symbiose du lichen, qui ne peut croître sans la cohabitation, l’immersion jusqu’à la fusion dans l’autre?

C’est du moins ce qu’illustre la superbe nouvelle « Un amour de Sable », dans laquelle des géologues et une biologiste analysent les échantillons de dunes colorées. Sur cette planète à première vue inhabitée, le sable, curieux de l’échange avec les nouveaux venus, possède une conscience singulière. Tandis que les scientifiques évaluent ses composantes et lui permettent, par accident, de découvrir l’ADN humain, la créature sablonneuse se fait la réflexion que « l’immersion dans le partenaire éta[it], en soi, une forme de partage vraiment révolutionnaire ».

Encore une fois, Sylvie Lainé rend compte de la portée de sa science-fiction, qui culmine dans ces vingt-six nouvelles, toutes mémorables. Écrivaine trop rare, l’auteure célèbre le bouleversant équilibre entre la science et l’humain. Fidèle à ton pas balancé consacre cette approche indispensable du genre en une envolée lucide quant à ce que nous sommes réellement, tout en « laiss[ant] glisser, [un temps…], [notre] vieux manteau d’humanité… ».

Ce manteau élimé d’humanité, les protagonistes de Station Eleven le portent sur leurs frêles épaules, dans un monde en reconstruction. Essentiellement auteure de romans policiers, Emily St. John Mandel propose dans son quatrième livre un récit post-apocalyptique narrant simultanément l’éclosion de la grippe géorgienne, qui décime 99 % de la population, ainsi que les efforts des survivants pour s’adapter vingt ans plus tard. À l’instar de Sylvie Lainé, Emily St. John Mandel met au premier plan les relations humaines et le besoin de l’autre. Station Eleven, dont le titre renvoie à une bande dessinée de science-fiction, est par conséquent un roman sans véritable héros, sinon la tendresse d’une communauté au sens large.

Le mouvement incessant est également à l’honneur par le biais de la Symphonie itinérante, un groupe d’acteurs et de musiciens nomades, dont Kirsten fait partie. Kirsten avait 8 ans lorsque la grippe a cloué à jamais les avions au sol et qu’ont agonisé les ultimes éclats des lampadaires. Elle a ainsi connu « le dernier mois de l’époque où il était possible, en appuyant sur les touches d’un téléphone, de parler avec une personne qui se trouvait à l’autre extrémité du globe ». La jeune femme a trouvé auprès de la Symphonie itinérante une famille adoptive, même si le monde de l’An vingt est fréquemment barbare, comme en témoignent les disparitions de membres de la troupe, l’obscurantisme religieux et les tatouages rituels en forme de couteaux qu’arborent les survivants. Mais, en rendant hommage par-delà les décennies à Shakespeare ou en entretenant un musée dans l’aéroport abandonné de Severn City, les habitants de l’An vingt honorent la mémoire des siècles passés. Siècles dont les souvenirs s’amenuisent, comme le lichen s’effrite sous les bottes des marcheurs au long cours.

Le talent d’Emily St. John Mandel, outre son écriture précise et évocatrice, réside dans les touches typiquement humaines qui caractérisent ses personnages, tout en contrastes. De plus, l’auteure cisèle des images inoubliables, tel cet avion en quarantaine à l’aéroport, sarcophage scellé à jamais sur ses passagers emmurés vivants. Les retrouvailles avec l’humanité seront émouvantes ou ne seront pas, à l’instar de cet échange entre les habitants de l’aéroport et un nouvel arrivant :

« — J’étais à l’hôtel. […] J’ai suivi vos empreintes dans la neige.
Des larmes coulaient sur ses joues.
— D’accord, […] mais pourquoi pleurez-vous?
— Je croyais être le seul survivant. »

Nul doute, la phrase peinte sur la caravane de tête de la Symphonie itinérante est plus que prophétique. Et l’humain, comme le lierre, peut s’attacher à comprendre l’altérité.

Parce que survivre ne suffit pas.

 

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