Lisa Tuttle, Ainsi naissent les fantômes, Gallimard (Folio SF), 2014, 308 p.
Il y a une dizaine d’années, j’ai eu
l’occasion de découvrir Lisa Tuttle par le biais des anthologies Territoires
de l’inquiétude, dirigées par Alain Dorémieux. Hormis ces parutions aux
éditions Denoël, l’œuvre de l’écrivaine était jusqu’ici peu disponible en
français. Lisa Tuttle a pourtant eu un impact important sur plusieurs auteurs,
dont Mélanie Fazi (Serpentine, Arlis des forains), cette dernière
ayant décidé de traduire ses meilleures nouvelles pour le lectorat francophone.
Forcément, cette sélection de sept textes ne pouvait qu’être subjective
(d’ailleurs, aucune des histoires retenues par Dorémieux ne figure au sommaire
du recueil), mais je dois admettre qu’Ainsi naissent les fantômes comporte
pour l’essentiel des fictions qui marquent durablement la mémoire.
Le recueil débute avec le très frappant
« Rêves captifs », dans lequel une fillette est séquestrée dans une
penderie. Aucune issue n’est possible, mais l’enfant parviendra tout de même à
s’échapper... Dans ce texte bref et fulgurant, Tuttle réussit à rendre avec
brio l’angoisse de l’enfant kidnappée enfermée dans une garde-robe. Ce récit ouvre
de manière-choc Ainsi naissent les fantômes et illustre à quel point
l’écrivaine maîtrise le fantastique psychologique.
« L’heure en plus » s’inspire
pour sa part d’une difficulté que rencontrent bon nombre d’auteurs : le
manque de temps pour écrire. Afin d’y remédier, cette histoire propose une solution
pour le moins insolite... La narratrice a ainsi accès à un endroit idéal pour
écrire et, surtout, à des heures supplémentaires pour mener à terme ses projets
littéraires. Bien que moins frappante que « Rêves captifs »,
« L’heure en plus » est une nouvelle délicieusement énigmatique, dans
laquelle fantastique et perceptions se confondent. Je note également l’usage de
la première personne du singulier, à l’instar de « Rêves captifs ».
L’emploi du « je » me semble d’ailleurs, après la lecture d’Ainsi
naissent les fantômes, produire dans les écrits de Lisa Tuttle les effets
les plus puissants.
« Le Remède », qui fraie avec la
science-fiction, est une nouvelle-phare du recueil. L’histoire prend pour point
de départ une idée fascinante : les femmes enceintes à qui un remède très
répandu pour combattre les maladies a été administré donnent naissance à des
enfants dépourvus de la faculté de parler. Et le silence étend peu à peu ses
ramifications sur l’humanité, à la grande inquiétude de la narratrice, dont la
compagne sombre dans la morosité après avoir donné naissance à un petit garçon muet.
Un coup de maître que ce texte, à lire absolument, tout comme la fiction au
centre du recueil, « Ma pathologie » (il s’agit sans surprise des
deux nouvelles préférées de la traductrice, qui se révèlent effectivement
excellentes).
« Ma pathologie », mon coup de
cœur du recueil, raconte comment Bess s’éprend de Daniel, un homme étrange féru
d’alchimie. Elle choisit d’abord d’ignorer ses expériences
« scientifiques », qui la mettent un peu mal à l’aise. Mais Bess va
tomber enceinte de Daniel. À partir de ce moment, leur relation se modifie, et
une sorte de dôme se forme dans la cour arrière de la maison du futur père.
Sans oublier le Grand Œuvre que la femme sent croître en elle... Lisa Tuttle
propose ici un récit passionnant, traversé d’images saisissantes (le kyste...).
À lire!
En comparaison, les trois dernières
nouvelles m’ont légèrement déçue, « Mezzo-tinto » étant sans doute la
plus solide des trois, avec son histoire de gravure hantée. Mais nous demeurons
un peu en surface des personnages et de leurs actes, tout comme dans « La
fiancée du dragon », le texte qui m’a le moins convaincue du recueil. Trop
longue, cette nouvelle est un peu prévisible et gentillette, à l’exception de
sa finale, plus horrifique.
« Le vieux Monsieur Boudreault »
clôt le recueil de façon sympathique quoique non mémorable, en nous présentant
une créature déchue bien connue, à l’instar du dragon du texte précédent.
Mais les quatre premières nouvelles d’Ainsi
naissent les fantômes sont si exceptionnelles qu’il serait dommage de passer
votre chemin, a fortiori si vous aimez le fantastique à saveur
psychologique. Et surtout si vous affectionnez les récits où l’hésitation règne
en maîtresse... Pour ma part, j’ai déjà hâte de relire Lisa Tuttle, experte en
« trompe-l’œil narratifs » et autres illusions de l’esprit!
- Cette critique est parue précédemment dans le numéro 40 de Brins d'éternité.
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