J'étais certaine que j'avais déjà écrit ici sur Jean Lorrain, l'un de mes auteurs "Fin de siècle" favoris. J'aimerais réparer cette lacune en présentant sommairement l'écrivain, de même que l'un de ses recueils de nouvelles,
Contes d'un buveur d'éther, que j'affectionne particulièrement. Je me baserai pour ce faire sur l'un de mes anciens travaux universitaires, qui s'intéressait aux représentations littéraires des drogues (ici considérées comme "substances enivrantes") chez certains auteurs, notamment au détour du XIXe siècle. J'avais ainsi élaboré une réflexion sur l'usage littéraire tant des solvants que des opiacés, dont je pourrai reparler, si intéressés il y a. Mais pour l'instant, allons-y d'une présentation de ce "dandy décadent" que fut Jean Lorrain...
Jean Lorrain est l’un des principaux auteurs du courant littéraire "fin de siècle" à l’instar de Catulle Mendès et Jori-Karl Huysmans, dont le roman
À Rebours est souvent considéré comme la principale représentation du mouvement. Esthète comme Des Esseintes, le héros du roman de Huysmans, Lorrain aspire à cette même fuite du réel présente plus que jamais à la fin du dernier siècle.
C’est dans ce contexte que Lorrain (de son nom véritable Paul Duval) compose ses
Contes d’un buveur d’éther, qui seront publiés en 1895 dans
Sensations et souvenirs. Il consomme alors de l’éther depuis huit ans, le solvant étant à l’époque prescrit en tant qu’analgésique et antispasmodique par les médecins.
Composés de neuf courtes nouvelles,
Les contes d’un buveur d’éther annoncent d’emblée, dès leur titre, le rôle rassembleur joué par la drogue dans les récits. En effet, le solvant est omniprésent dans chacun des textes, de même que l’épouvante, qui se traduit dans presque tous les titres (
Le mauvais gîte,
Une nuit trouble,
Réclamation posthume,
Un crime inconnu,
Le possédé…) à l’exception de la nouvelle
Le visionnaire, qui seule entre toutes, offre une représentation de l’éther qui n’est pas dominée par l’effroi.
C’est certainement dans ce texte que Lorrain propose sa vision la plus extatique de la drogue, plus près des vers de Baudelaire, écrivant par exemple qu’il « n’avai[t], derrière [s]a fenêtre, qu’à regarder les vergues et les mâts dans le port pour revoir [s]es fantômes [lui] sourire et [l]e héler de loin dans les voilures, là-bas, là-bas». Lorrain exprime ici cette idée du voyage vers l’inconnu, par le biais d’une rêverie nostalgique qui se déroule dans un port de pêche.
Dans cette nouvelle, l’éther cède pour une rare fois son parfum entêtant à celui du rêve, le décor, toujours primordial chez Lorrain, se faisant ici moins menaçant, plus onirique. Ainsi, bien que les tons verdâtres, les vitres closes et l’humidité (tous trois récurrents dans les descriptions de l’auteur) soient mentionnés, ils le sont ici avec une certaine douceur, semblable à la soie verte qui parsème pratiquement chacune des nouvelles du recueil.
Car ce n’est pas un hasard si les décors baignent d’un éclat verdâtre dans les récits de Lorrain, puisque l’éther finit par tout imprégner de sa couleur et de son entêtante odeur, rideaux, tentures, tableaux, mais surtout, les mots. Et bien que le solvant soit majoritairement décrit par l’auteur sous des apparats funestes, sa prose laisse parfois filtrer quelques relents d’ivresse envers sa tortueuse maîtresse, particulièrement dans la nouvelle
Le visionnaire.
De cette manière, les premières descriptions du logis dépeint dans
Le mauvais gîte, laissent entrevoir un rapport contradictoire avec l’appartement qui n’est pas sans rappeler celui entretenu avec la drogue, perçue à la fois comme séduisante et traîtresse. En effet, le gîte est décrit comme un « logis suspect [qui] charmait à la manière de quelque fruit exquis à rude et laide écorce, et c’était là, en somme, piège tendu ou bien défi jeté au snobisme moderne, une ravissante mystification ».
Cette ambigüité est également présente dans la nouvelle
Un crime inconnu, dans laquelle Serge Allitof, éthéromane et personnage récurrent dans
Les contes d’un buveur d’éther, raconte l’une de ses nuits d’insomnie dans un hôtel, pendant laquelle il observe à la dérobée deux jeunes garçons-boucher se préparer pour le carnaval du Mardi-gras. Après s’être versé de la chartreuse (autre boisson verte...), il racontera qu’il les « entend remuer des flacons au-dessus de la cuvette et [qu’]une odeur bien connue, une odeur qui [lui] prend au cerveau et [l]e grise et [l]’énerve se répand dans la chambre, une odeur d’éther ».
De plus, comme le spécifie Thibaud d’Anthonay dans sa biographie sur l’auteur, le solvant est également une sorte de muse pour Lorrain, ce dernier « trouv[ant] dans l’éther un excitant de l’imagination, à l’origine d’un fantastique macabre ». En ce sens, comment un rapport avec une muse (la fiole d’éther) pourrait-il être marqué exclusivement du sceau de l’animosité ? C’est toute cette lutte qui peut aussi se lire entre les lignes de ces vertes nouvelles…