mardi 25 janvier 2011

Le Voyage Insolite


Depuis cette semaine, j'ai le plaisir de coanimer la chronique littéraire  présentée dans le cadre de l'émission de Frédérick, "Le Voyage Insolite", diffusée à CFOU (89.1 fm). Je présenterai, chaque lundi, deux livres parus récemment. Cette semaine, j'ai chroniqué deux titres parus chez Coups de tête, Otchi Tchornya et Les chemins de moindre résistance. En plus de la tribune radiophonique, je diffuserai également mes critiques ici, afin d'offrir aux livres une double visibilité. Cela dit, si vous souhaitez écouter l'émission, nous sommes en ondes le lundi soir à 19h, ainsi que le mercredi à 9h (en rediffusion). Voici donc mes premières notes de lecture :


Otchi Tchornya de Mikhail M. Ramseier


Otchi Tchornya (qui signifie dire Les yeux noirs en français) est le 36e titre de la série Coups de tête. C’est aussi le livre le plus volumineux publié dans la collection à ce jour, avec ses 549 pages. L’ouvrage est signé par Mikhaïl M. Ramseier, un auteur d’origine russe qui vit actuellement aux Caraïbes, et qui a déjà publié une douzaine de romans. Malgré cette prolixité, je ne connaissais pas Ramseier avant de lire Otchi Tchornya, qui est une bonne introduction à son œuvre.

Le roman démarre sur une prémisse fascinante : le personnage principal, Zénobe, découvre que son appartement est habité depuis plusieurs mois à son insu, par deux colocataires clandestins. Les deux femmes, la mère et la fille, qui ont fuies la Russie, ont trouvées refuge en haut de sa penderie, dans un espace qu’elles ont emménagées. En son absence, elles vont et viennent dans l’appartement de Zénobe, en prenant garde de ne rien déplacer. Mais un jour, la mère succombe à un infarctus dans la salle de bain pendant l’absence du propriétaire, qui la retrouve en revenant à son logement.  Peu de temps après, il découvrira qu’elle n’était pas seule, et que sa fille, Lana, est maintenant sans ressources. Mais que faire avec une enfant sans famille et sans papiers, qui vit à l’insu de tous dans son placard ? Zénobe décidera finalement de la rendre aux siens, en lui faisant traverser clandestinement plusieurs pays, de la France jusqu’à la Sibérie.

L’une des principales forces de ce roman est sa situation initiale intriguante, qui harponne le lecteur dès le départ. Toutefois, le récit devient moins trépidant à la suite de la découverte de l’enfant, jusqu’à son retour en Sibérie. En fait, ce qui me semble moins fonctionner, c’est le dosage entre les différentes parties du roman, certains épisodes, du voyage par exemple, n’étant pas suffisamment développés, alors que des parties moins intéressantes s’étalent sur plusieurs pages.

De plus, l’auteur ne peut parfois s’empêcher de nous servir des réflexions sur la modernité et les technologies, qui m’ont fait sortir du récit. Lorsque je tombais sur ces passages qui relèvent davantage de l’essai, j’avais hâte que Ramseier retourne à ses personnages, laissés en plan pendant qu’il se perdait en tergiversations. Il faut dire que c’est bien dommage de laisser de côté des personnages aussi attachants que ceux d’Otchi Tchornya, qui sont l’un des éléments forts de ce livre. En effet, l’auteur sait construire des personnages substantiels, les rendre touchants et crédibles. Toute la partie qui se trame en Sibérie est aussi particulièrement réussie, et donne l’impression au lecteur de se trouver réellement sur place.

En somme, Otchi Tchornya, malgré certaines longueurs, est sans contredit un roman habile et dépaysant, avec des protagonistes solides et une intrigue singulière. Et même si le format du roman n’en fait pas réellement un Coup de tête, il demeure que le livre de Ramseier est un roman intéressant, pour le lecteur qui aime les intrigues familiales complexes.


Les chemins de moindre résistance, de Guillaume Lebeau

Les chemins de moindre résistance est le septième roman de Guillaume Lebeau. Ce 34e titre de la série Coups de tête se présente comme un suspense. J’ai d’abord été séduite par le superbe titre du livre. L’expérience de l’auteur, qui a également publié des essais, se ressent d’ailleurs à la lecture de ce récit, qui est servi par une écriture à la fois soignée et maîtrisée.

Les Chemins de moindre résistance nous propose de nombreux personnages, tous reliés entre eux d’une certaine façon. Au départ, l’impression de lire un recueil de nouvelles est persistante, puisque les chapitres nous présentent tour à tour de nouveaux personnages, qui semblent distincts à première vue. Mais le récit démarre peu après la page 50, pour se centrer sur le protagoniste principal : Vin, un adolescent atteint d’une étrange leucémie. Vin, qui sait bien qu’il lui reste peu de temps à vivre, décide de partir à la recherche de son écrivain fétiche, Thomas Ray, qui vit retiré depuis des années en Islande. Pour ce faire, il devra quitter l’hôpital où il est soigné, avec l’aide d’Irina, qui est médecin. Mais, entretemps, l’équipe médicale découvre que la leucémie de Vin est aussi une maladie contagieuse, qui pourrait faire des ravages si l’adolescent n’était pas mis en quarantaine… S’ensuit alors une quête pour retrouver Vin, qui conduira le lecteur jusqu’à des extrémités insoupçonnées…

L’une des forces de ce livre est son caractère imprévisible, Lebeau possédant le talent de faire évoluer toute une galerie de personnages dans une même trame. De plus, la narration polyphonique du roman, qui s’intéresse tour à tour à différents protagonistes, vient enrichir cette impression de progresser dans un univers généreux et longuement réfléchi. Dans Les chemins de Moindre résistance, les ficelles sont minutieusement tirées, donnant comme résultat un roman soigneusement planifié, au rythme lent et constant. D’ailleurs, c’est peut-être ce rythme lent, un peu clinique, qui est la principale faiblesse du roman, qui nous expose les événements d’une manière qui manque parfois un peu d’intensité. Et lorsque l’on sait que le programme de Coups de tête est d’offrir des récits intenses, il est permis de s’interroger sur la place de ce livre dans la série. En tant que tel, le roman de Lebeau est un bon suspense, mais il pourrait aller beaucoup plus loin, notamment avec les idées intéressantes lancées sur la virologie, que l’auteur connaît bien.

Bref, j’aurais aimé être plus secouée à la lecture des Chemins de moindre résistance, ressentir un peu plus l’effroi de l’adolescent atteint de leucémie, de même que l’angoisse des scientifiques aux prises avec cet épouvantable virus. Malgré tout, ce 34e opus de Coups de tête vaut le détour, pour le talent évident de son auteur, qui réussit le pari de la narration polyphonique avec brio, ainsi que pour le traitement de la thématique centrale de la maladie virale, qui est très bien développé.

(Émission du 24 janvier)


dimanche 16 janvier 2011

Boréal 2011 : Communiqué


Voici le communiqué officiel de l'édition 2011 de Boréal. Merci de le faire circuler ! Noter que le bulletin d'inscription est disponible ici, sur le site officiel du congrès. Au plaisir de vous voir nombreux, et plus de détails à venir au cours des prochaines semaines !


-- Communiqué pour diffusion immédiate --

Boréal 2011


Les 13, 14 et 15 mai 2011, à l’Hôtel Espresso & Centre de Conférence, Montréal


Invité d’honneur :
Joël Champetier

Auteurs invités
Daniel Sernine
Natasha Beaulieu
Frédérick Durand
Dominic Bellavance
et plusieurs autres…


Depuis 1979, le congrès Boréal accueille les amateurs, les connaisseurs et les créateurs du fantastique, de la fantasy et de la science-fiction. À cette occasion, le public est invité à rencontrer des auteurs tant professionnels que de la relève, de même que des éditeurs et des directeurs littéraires passionnés par les genres de l’imaginaire.

Les discussions se feront cette année autour du thème Escales imaginaires : les genres en mouvance.

L’invité d’honneur de l’édition 2011 du congrès Boréal, Joël Champetier, a effectué de nombreuses « escales imaginaires ». En trente ans de carrière, il a abordé plusieurs genres littéraires, de la science-fiction à la fantasy, en passant par le fantastique.

C’est la fréquentation des divers genres littéraires de l’imaginaire, leur hybridation et leurs permutations, qui retiendront l’attention cette année. De plus, la notion de genres sera aussi considérée dans la déclinaison de ses différentes formes, entre autres la prose, la poésie, la bande dessinée, le cinéma, le théâtre... Les genres de l’imaginaire seront ainsi explorés dans leur mouvance et leur décloisonnement, leurs rencontres et leur cohabitation. En somme, cet étonnant voyage en terres étrangères permettra de tracer une cartographie de l’imaginaire, de ses hauts-lieux, de ses itinéraires incontournables et de ses sentiers moins fréquentés.

Au programme :

Tables rondes – Rencontres et discussions – Concours d’écriture sur place – Lectures publiques – Salle d’exposition – Bandes-annonces de films – Vente de livres – Séances de signatures


Pour s’inscrire :
(bulletin d’inscription disponible ici)

20$ - tarif étudiant en tout temps (preuve nécessaire)
25$ - tarif complet à l'avance (jusqu'au 20 mars)
30$ - tarif complet à l'avance (jusqu'au 8 mai)
35$ - tarif complet à la porte
10$ - vendredi sur place
20$ - samedi sur place
15$ - dimanche sur place
50$ - inscription de soutien

Pour s’inscrire par la poste, il suffit de poster d’ici le 8 mai un chèque ou mandat-poste libellé à l’ordre de SFSF Boréal Inc. à l’adresse suivante.

Adresse d’envoi :
Boréal 2011
2142, rue Bourbonnière, unité 3
Montréal, QC, H1W 3P1

Emplacement du congrès :
Hôtel Espresso & Centre de Conférence
1005, rue Guy (près de l’intersection des rues Guy et René-Lévesque)
Montréal, QC, H3H 2K4

Par le métro : stations Lucien-L’Allier et Guy-Concordia

Site Web du congrès : http://www.congresboreal.ca

Pour plus de détails (sur le déroulement du congrès, la location d’une table de vente, l’hébergement, etc.), n’hésitez pas à nous contacter à congresboreal2011@gmail.com


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vendredi 14 janvier 2011

Du fétichisme des périodiques


Depuis des années, j'ai une faiblesse de plus en plus marquée. Une pathologie qui se manifeste par l'abonnement compulsif à un grand nombre de revues. En ce début d'année, j'ai eu envie de préparer un hommage à tous ces magazines, dont la lecture me procure chaque fois un vif plaisir. Peut-être aurai-je ainsi l'occasion de faire découvrir des périodiques plus méconnus à quelques-uns d'entre vous. Voici donc une présentation (non exhaustive, mais une tentative) des différentes revues que je fréquente :

Je ne peux débuter autrement qu'avec la chef de file, Solaris, que je lis presque sans discontinuer depuis 2000. Au cours de ces années, ma collection est devenue si importante que j'ai dû réserver une tablette complète à la revue dans ma bibliothèque. À chaque trimestre, c'est avec un intérêt sans cesse renouvelé que je lis le magazine, par le biais duquel j'ai découvert de nombreux auteurs de talent (sans oublier les articles et les critiques, que j'aime toujours lire, étant aussi friande des sections critiques des revues littéraires). Je profite de l'occasion pour souligner la qualité, année après année, du travail des différents contributeurs de Solaris, en vous invitant chaudement à vous abonner, si ce n'est déjà fait (à droite, le numéro 175 de la revue, qui propose entre autres, sous une superbe couverture de Sybiline, une nouvelle uchronique très réussie de ma collègue et amie Geneviève F.-Goulet).

Toujours du côté des littératures de l'imaginaire, la revue Asile, qui publiera bientôt son quatrième numéro, est aussi à mon avis incontournable, avec son programme original, qui s'intéresse à la fois à la science-fiction, au fantastique et à l'avant-garde (ainsi qu'à la poésie). Plusieurs auteurs émergeants, dont Martin Lessard, Michael Moslonka, Pat Isabelle et Guillaume Voisine, ont déjà participé au fanzine de David B. Lachance, qui propose en outre "cadavres exquis" et articles (à gauche, la couverture du premier numéro de la revue, horrifiante à souhait, une réalisation de Gabrielle Leblanc, primée pour cette œuvre, récipiendaire d'un prix Boréal 2010).
Autre fanzine de l'imaginaire, qui a pour l'instant suspendu ses parutions, Nocturne est né en 2005, sauf erreur de ma part, et en est à son 14e numéro. Le périodique, auparavant dirigé par les Six brumes, et ensuite par Marie Laporte, devrait revenir sous peu avec une nouvelle mouture, sous l'égide de Sébastien Mazas. Avec Horrifique, il est l'un des seuls à privilégier la littérature d'horreur, qui, il faut bien le dire, a peu de vitrines au Québec. Une mission honorable, donc, et un fanzine à suivre, lorsqu'il aura repris ses activités.
Poursuivons l'exploration des fanzines de l'imaginaire québécois avec Clair/obscur, auquel je suis abonnée depuis les premiers numéros. À raison d'environ deux ou trois numéros par an, la revue nous propose des fictions de qualité, des entrevues, des critiques et des articles variés, souvent sous d'inspirantes thématiques. Par exemple, les numéros 6 et 7 mettaient à l'honneur les zombies, tandis que le no 9, à paraître, offrira une vitrine aux lycanthropes (j'y signe d'ailleurs une nouvelle avec Guillaume Voisine, texte qui fut bien agréable à écrire ; nous répéterons sans doute l'expérience de la coécriture).
Parmi les découvertes récentes, je signale le fanzine Anakron, qui fait un retour après plusieurs années de silence. Ce périodique, exclusivement constitué de fictions, est à l'ancienne : grand format, broché, texte disposé en colonnes. Après avoir lu un seul numéro, je ne peux encore me prononcer sur le fanzine, que j'avais néanmoins envie de vous présenter. Il est certain, en tout cas, que j'ai hâte de recevoir le prochain numéro de mon abonnement, pour me faire une meilleure idée de la revue. Mais l'initiative est a priori intéressante, permettant d'offrir aux nouveaux auteurs une autre plate-forme de publication.

Je m'en voudrais de terminer cette présentation des revues de l'imaginaire québécoises en ne signalant pas Brins d'éternité, dont je fais partie avec fierté depuis 2008.

Du côté de la France, je reçois aussi quelques périodiques des littératures de l'imaginaire, dont Freaks, Bordeline et Station Fiction.
Freaks, "la revue de l'étrange et de l'imaginaire", est une de mes belles découvertes de 2010. J'ai d'ailleurs signé une critique de ce périodique dans le numéro 28 de Brins d'éternité, à paraître ce mois-ci. D'apparence professionnelle, Freaks propose à la fois fictions, interwiews, articles et jeux... en plus de somptueuses illustrations en couleur (à gauche, voici un aperçu du cinquième numéro, qui s'articulait autour de la thématique originale du "Freak show").
Quant à Borderline (dont le site est pour l'instant en maintenance), un autre de mes coups de cœur , il s'agit d'un fanzine qui met à l'honneur le fantastique, depuis plusieurs années déjà. Dirigée par Lionel Bénard, la revue est soignée, chacune des fictions étant sélectionnée avec un grand souci d'homogénéisation. D'ailleurs, la plupart des opus sont thématiques et proposent chaque fois d'étonnantes surprises ! (à droite, l'une de mes couvertures favorites de Borderline, celle du numéro 17, paru en octobre 2010)

Quelques mots aussi sur Station fiction, intéressant "périodique d'exploration des univers imaginaires", dirigé par Sébastien Clarac. Pour l'instant en pause, la revue a publié jusqu'ici quatre numéros, tous thématiques, dont le dernier "spécial Boréal" comportait exclusivement des textes d'auteurs québécois (signés Dominic Bellavance, Mathieu Fortin, Émilie C. Lévesque, Jonathan Reynolds et Guillaume Voisine) Après ce superbe départ pris par la revue, je ne peux donc qu'avoir hâte à la sortie du prochain numéro, double, qui s'articulera autour de la thématique de la "Bête".

Je ne peux passer outre la revue Galaxies, nouvelle série, dont j'ai toujours hâte de recevoir ma copie chaque trimestre. Cousine française de Solaris, Galaxies ne publie pour sa part que de la science-fiction, bien que certaines nouvelles soient parfois hybrides. Le tout accompagné chaque fois d'un dossier copieux sur un auteur ou un sujet précis (à gauche, la couverture du dernier numéro, qui mettait à l'honneur Paul J. McAuley) et d'une section critique des plus généreuses. En plus, il est possible de s'abonner à l'international à un prix assez bas, par le biais d'un prélèvement trimestriel automatique. Raison de plus de succomber à la tentation ! Sans oublier le pendant fanique de Galaxies, Géante Rouge, maintenant annuel.

Mes abonnements ne se cantonnent pas qu'aux littératures de l'imaginaire, loin de là, puisque je reçois aussi plusieurs revues de littérature générale, dont Zinc, Virages, XYZ et Moebius. J'ai un faible pour la revue Zinc, très dynamique et audacieuse, sans oublier sa présentation professionnelle et colorée. En voici un exemple à gauche, avec leur numéro 21 (dans laquelle ma collègue et amie Carmélie Jacob a publié une nouvelle très réussie) sur le thème de la "Mode".
Virages, revue franco-ontarienne, est aussi une incontournable, avec l'éclectisme de ses textes et de ses thèmes, le périodique regroupant des auteurs variés, d'horizons divers, le tout dirigé avec un soin bien perceptible.
Je ne présenterai pas XYZ et Moebius, plus anciennes et connues, qui proposent aussi chaque trimestre des nouvelles, la plupart du temps assez courtes, autour de thématiques précises. Immanquablement, la qualité est au rendez-vous, tout comme avec ces périodiques que j'achète parfois, au hasard de mes errances en kiosque : Biscuit chinois, Alibis, Le Sabord...

Et j'en oublie certainement ! Ce qui est certain, c'est que s'abonner à une revue, quelle qu'elle soit, est un geste significatif, qui aide grandement les éditeurs. Et puisque l'abonné obtient de surcroît toujours un rabais, je ne vois que des avantages à encourager ses périodiques préférés, dont la situation financière est parfois précaire...

En espérant que la visite vous fut agréable, je vous laisse aller explorer, si intéressé, l'un ou l'autre des sites des revues précédemment mentionnées...


mercredi 12 janvier 2011

Cartographie de la cruauté (extrait)


C'est promis, je réinvestis les lieux prochainement. En attendant, voici un extrait (le début) d'une de mes nouvelles à paraître dans Clair/obscur no 08.


"L’idée s’était faufilée dans l’esprit d’Alexis après l’une de ses énièmes périodes de dépression. De nature taciturne, le quarantenaire avait toujours habité seul dans un appartement exigu du centre-ville de Trois-Rivières, dans lequel il demeurait généralement cloîtré lorsqu’il n’était pas au travail. C’est au retour d’une journée pénible à l’hôpital, où il occupait le poste de préposé aux bénéficiaires, que la constitution du cahier s’était imposée.
Il avait réfléchi longuement à sa mise en œuvre, assis dans l’un des fauteuils du salon. Puis, il avait acheté un grand cahier aux feuilles immaculées, de même qu’un appareil photo numérique minuscule et silencieux, équipé de l’option vidéo. Penché sur le plancher, où il avait déplié les pages encore vierges, il avait ensuite écrit en gros caractères, avec une main hésitante, le titre de son ouvrage : Le cahier de cruautés. Un sourire subtil, presque imperceptible, s’était ensuite dessiné sur ses traits.
Il avait commencé sa collection le jour même, avec une ferveur qu’il ne se souvenait pas d’avoir ressentie au cours de sa vie. Le lendemain et les jours suivants, c’est avec étonnement que ses collègues préposés aux soins palliatifs le virent se préoccuper passionnément des malades les plus graves, au chevet desquels il demeurait de longues minutes, à leur parler et à replacer leurs oreillers, la voix pleine d’entrain. Ils ignoraient toutefois que le soir venu, Alexis scrutait les centaines de photographies qu’il avait capturées au cours de la journée, visionnait les quelques vidéos qu’il avait pu enregistrer sans se faire remarquer. Assis devant son ordinateur, il sélectionnait alors les deux ou trois prises sur lesquelles la souffrance physique du patient était la plus apparente, avant de les imprimer sur du papier glacé et de les coller dans son cahier.
C’était l’un des moments qu’il préférait, celui où il écrivait la date au-dessus du cliché, accompagnée d’un commentaire. En haut de l’un des premiers, on pouvait lire:
Madame Despins. Quatre-vingt-deux-ans.
La photographie a été prise après une nuit d’insomnie de la patiente, celle-ci se plaignant de douleurs répétées. Ici, Madame Despins, qui n’a plus toute sa tête, venait de souiller son lit.
Une photo, sur laquelle le visage de la vieille dame était contracté par la souffrance, accompagnait la légende."