Il
est rare que je traite de sujets intimes sur ce blogue, mais en ce vendredi,
j’ai décidé de partager une réflexion qui me hante depuis longtemps.
Je
fais partie de ces gens qui ont voulu écrire professionnellement dès qu’ils ont
appris à lire. Pour qui l’écriture est une nécessité. Au début du
primaire, lorsqu’on me demandait : « Ariane, qu’est-ce que tu veux
faire plus tard? », je répondais sans hésiter : « Écrivaine ».
Les trois quarts du temps, on me disait : « Ah, tu veux devenir prof
de français? », et je réaffirmais, plus résolue encore : « Non,
écrivaine ». Les années qui ont passé m’ont permis de comprendre pourquoi
la plupart de mes interlocuteurs me servaient cette réponse pragmatique, au service d'un cadre d’emploi traditionnel, stable et régulier.
Au
fil des décennies, j’ai raffiné assidûment ma pratique littéraire, me confirmant que le travail d’écrivaine n’était pas qu’une idée en l’air (comme
les enfants qui rêvent de devenir astronaute), mais que j’avais bel et bien le
talent (je dis ceci en toute modestie) et la volonté nécessaires pour composer
des histoires. J’ai persisté à étudier la littérature à l’université sans
jamais cesser de lire et d’écrire. Mais voilà, au carrefour de mes études,
alors que je suis parvenue au troisième cycle, soit au doctorat en lettres ‒ profil création littéraire, je
constate une fois de plus que le métier d’écrivain, pour la majorité des gens,
n’est pas une possibilité.
Je
pense à ces innombrables fois, en public ou en famille, où on m’a dit que
l’écriture était « un beau passe-temps », que j’avais « du plaisir »
quand je rédigeais mes histoires. Certes, l’écriture professionnelle peut apporter des satisfactions semblables à celles que procure tout accomplissement ‒ à l’instar
des autres métiers, d'ailleurs (ex.: recevoir sa boîte d’exemplaires d’auteur fraîchement
sortis des presses). Mais loin de se réduire à un aimable divertissement, c'est avant tout un travail au même titre que n’importe quel autre emploi.
Hormis à l’époque du primaire, où j’improvisais des histoires sans queue ni
tête, je ne me rappelle d’aucun moment où j’ai écrit dans l’insouciance et dans l'allégresse.
Pourquoi? Parce que lorsque je rédige un roman ou une nouvelle, je réunis l’ensemble de mes ressources personnelles et de mon potentiel dans le but de créer des textes soignés, solides et généreux à tous les points de vue (stylistique, narratif, originalité, etc.). Cela requiert un labeur considérable.
Ce souci de produire des livres de qualité nécessite un aspect du travail d'écriture qu’ignorent bon
nombre de gens : les dizaines de réécritures (souvent plus), les
centaines, les milliers d’heures que subira le premier jet, corrigé et
recorrigé jusque dans ses moindres détails (un travail d’orfèvre, de
miniaturiste...). La vision de l’écrivain qui crée allègrement et facilement
a sans nul doute la cote dans l’imaginaire collectif, en regard de ce que les
auteurs (et artistes) touchent comme salaire dans le Québec, actuellement secoué
par une crise du livre...
Mais
je passe sur cet autre débat. Ce qui m’intéresse spécifiquement ici, c’est ce
constat : au terme de la plus haute formation en littérature, même avec le profil création, je ne peux
pas choisir le métier d’écrivaine. Celui auquel mon diplôme me
destine, malgré son appellation littéraire, est au premier ordre l’enseignement.
Je tiens à mettre au clair que j’ai un énorme respect pour la profession de
l’enseignement, essentielle et altruiste. D’ailleurs, j’apprécie de donner des
cours et je semble même avoir un certain talent dans ce domaine, si je me fie aux
commentaires reçus et à mes évaluations d’étudiants. Mais doit-on faire quelque
chose simplement parce qu’on le réussit bien? Par exemple : on m’a dit à
quelques reprises que je possède une belle sensibilité pour la photographie. Dois-je pour autant devenir photographe professionnelle?
Une aptitude dans un domaine n'oriente pas forcément notre choix de carrière en ce sens. Surtout lorsque nous avons un talent plus marqué que les autres, vers lequel nous
tendons naturellement, et qui, si c’était possible, deviendrait un métier
(d’autres appelleraient cela une vocation). Faut-il redonner au mot travail sa racine
étymologique de « torture »? Je repense parfois à l’un de nos voisins,
qui après des années à effectuer un emploi harassant, a ouvert sa propre
boulangerie. Et qui, depuis, disait « se lever heureux le matin ».
Il est regrettable qu'il soit rare, pour un auteur québécois, de pouvoir se permettre d’allier réalisation personnelle et professionnelle - au-delà des exigences inhérentes à l'écriture elle-même. Je
serais prête à me contenter d’un petit salaire, surtout si c’est pour
faire ce métier d’auteure, qui est pour moi une nécessité, et vers lequel je
tends naturellement. Du quart des 80 000$ annuels des professeurs d’université
parmi lesquels mon doctorat en littérature me destine en principe à me retrouver.
Je ne rêve ni de luxe ni de prestige (certaines
personnes m’ont déjà dit qu’une fois qu’on a goûté au confort, on en redemande :
étant en partie issue d’une famille de la classe moyenne aisée, je sais bien de quoi je peux volontairement me passer...), mon amoureux et moi ne
voulons pas d’enfants (si les chats comptent, dans ce cas, oui, nous souhaitons
toujours avoir deux fils griffus), et mes seules fantaisies sont l’achat de
livres/biens culturels et de voyages abordables (les vrais voyageurs savent qu’en magasinant
les offres hors-saison, il n’est pas compliqué de voyager sans se ruiner).
Alors pourquoi le métier d’auteur professionnel – à l’exception des cas où le
conjoint travaille pour deux, devenant en quelque sorte le « mécène »
de l’écrivain – demeure-t-il hors de portée? (je mets de
côté la dizaine de cas rarissimes d’auteurs qui vivent de leur plume au
Québec...)
Se
pourrait-il que ce choix ne fasse pas partie des possibles?
C’est
ce que je constate ces dernières années. La plupart de mes consœurs et
confrères écrivains qui ont des cursus d’études semblables au mien optent pour
l’enseignement. Alors qu’écrire et enseigner – même la littérature – sont des
domaines très différents.
Dans
mon album de finissants de secondaire 5, j’écrivais comme pensée-fétiche :
« Aller jusqu’au bout de ses rêves ». Le « bout de mes rêves » serait-il un cul-de-sac? Dois-je conclure que mon rêve de petite fille n’est pas possible? Qu’il est
tout simplement hors d’accès?
Ce
constat n’est pas sans laisser un goût amer. Donnant ainsi raison aux détracteurs de mon
enfance qui me visualisaient volontiers « prof de français ».
Alors,
la question qui me taraude est : ai-je vraiment le choix ou non?
Je
crains la réponse.