Esther Rochon, La splendeur des monstres, Alire, 2015, 277 p.
Depuis des années, j’aime fréquenter les univers
patiemment élaborés par Esther Rochon, que ce soit dans ses nouvelles ou dans
ses romans, tous plus singuliers les uns que les autres. L’œuvre de l’écrivaine
est unique, très personnelle, souvent dépaysante, impossible à classifier dans
un genre spécifique. Esther Rochon écrit sans contredit autrement. C’est
pourquoi il ne pouvait y avoir de meilleure candidate pour inaugurer la toute
nouvelle collection « Autrement » d’Alire, qui se présente sous une
mise en page élégante avec de jolis rabats intérieurs. Les illustrations de
Bernard Duchesne, tant sur la couverture qu’à l’intérieur du livre (en
couleurs, de surcroît) viennent magnifier cet ouvrage à la fois sobre et
attrayant. J’étais donc d’emblée séduite par ce recueil de nouvelles qui
s’articule autour de l’intéressante thématique des monstres, des notes
explicatives d’Esther Rochon précédant chacune des huit textes.
La splendeur des monstres s’ouvre sur « L’étoile de mer », une des nouvelles les plus anciennes de l’auteure, écrite en 1974. Ce bref récit nous présente un monde où les mutants existent, et dans lequel évolue un groupe d’amis, dont l’infortuné Michel. Sans vouloir trop en révéler sur cette histoire surprenante, je cite Esther Rochon elle-même qui nous apprend dans son introduction que « les étoiles de mer ont une vie fascinante; quand elles sont jeunes, elles ne ressemblent pas à des étoiles, mais elles ont un corps avec une symétrie bilatérale, comme vous et moi. Et puis, un jour, leur côté gauche devient leur ventre, où s’ouvre leur bouche, tandis que leur côté droit devient leur dos et que se développent leurs bras rayonnants bien symétriques » (p. 1). Brrr...
Les deux nouvelles suivantes, « L’initiateur et les
étrangers » et « Nourrir les fantômes affamés », ont toutes deux
une atmosphère de fin du monde. « L’initiateur et les étrangers » est
un texte de jeunesse, primé par Radio-Canada en 1964, dans lequel un homme, un
chat et un hibou se croient les uniques survivants d’une humanité vaincue.
Quant à « Nourrir les fantômes affamés », qui a ma préférence, il
prend le parti audacieux de nous présenter un Montréal post-apocalyptique
« dirigé » par des monstres cannibales, les Xils. L’une des
gardiennes des Xils, qu’Esther Rochon assimile à une « bergère » dans
son introduction, arpente patiemment le territoire des envahisseurs, pour qui
elle éprouve des sentiments contradictoires (réactions antinomiques fréquentes
dans l’œuvre de l’auteure). Fidèle à son habitude, l’écrivaine offre ici une
représentation insolite d’un Montréal « monstrueux », tout comme ce
sera le cas dans « L’oiseau de fer de la rue Norman » (sur lequel je
reviendrai).
Quatrième nouvelle au sommaire, « L’attrait du
bleu » est d’une touchante poésie. L’extrait cité en exergue est à l’image
de ce beau texte : « Enfin aucun obstacle ne subsistait, rien d’autre
n’existait qu’un bleu profond, luisant, sur une surface vaste comme une chambre
à coucher » (p. 53). L’héroïne de cette histoire
d’amour aux accents mélodramatiques, Niane, évolue dans une savane, fascinée
par « l’appel du bleu ». Auquel elle succombera, le monstre se
faisant ici plus métaphysique.
Nouvelle inédite rédigée pour ce recueil, « La Dame
rouge » ne contient pas de monstre en tant que tel, comme le reconnaît
Esther Rochon elle-même. Mais ce récit interpelle le lecteur par ses
atmosphères, par la solitude de cette femme qui travaille sur les écrits de la
Dame rouge dans la cave, sa chatte âgée à ses côtés. Un texte qui, composé 51
ans après « L’initiateur et les étrangers », permet de mesurer
l’évolution de cette auteure aux fictions étonnantes, qui a mérité sans
surprise l’an dernier le prix « Hommage visionnaire » pour l’ensemble
de son œuvre.
« La nappe de velours rose » et « L’oiseau
de fer de la rue Norman » témoignent tous deux du rapport inconfortable au
monde de leurs protagonistes principaux. La narratrice de « La nappe de
velours rose » a en effet condamné à mort une quarantaine d’individus en
les offrant en pâture à deux monstres, des mutants (mutants dont l’ombre
planait aussi sur les trois premiers textes) emprisonnés dans une caverne.
Jusqu’à ce qu’elle décide de s’éloigner de la grotte... L’affection trouble de
la narratrice à l’égard des monstres sera portée à son paroxysme dans la
huitième et dernière fiction du recueil, la novella « Coquillage ».
Mais nous sentons déjà cette fascination/répulsion pour les
« dévoreurs », la thématique de la faim/désir inassouvi(e) traversant
plusieurs des nouvelles de La splendeur des monstres et une partie de
l’œuvre d’Esther Rochon, dont Les chroniques infernales.
Dans « L’oiseau de fer de la rue Norman », c’est
la faim de succès qui se manifeste d’abord chez le narrateur, un Montréalais
qui demeure dans un secteur quasi inaccessible de Lachine. Faim de succès remplacée
par la suite par un désir de tranquillité. Il faut dire que l’homme a échoué à
un test : celui des trois monstres, aperçus une nuit sur le pont du CN, qui
lui demandaient de trouver l’un des cœurs de Montréal. Cette histoire, ample et
bien rythmée (à l’exception de quelques pages qui auraient gagné à être
retranchées), m’a passablement intriguée.
Ce qui nous amène à la pièce maîtresse du recueil, la
novella « Coquillage », publiée une première fois sous forme de roman
en 1986 aux éditions de la Pleine Lune. Esther Rochon met en scène des
personnages forts, en premier lieu Thrassl et le monstre-nautile, qui deviendra
pendant des années son amant. Fasciné par ce coquillage grand comme une maison,
au fond duquel des tentacules lui prodiguent de troublantes caresses, Thrassl
finira par déménager dans le nautile. Rapidement, il se révèle dépendant des
attouchements de cette créature marine qui, en le satisfaisant, lui donne sans
cesse plus faim d’elle (et, en exacerbant ses réactions charnelles, provoque
chez lui le puissant désir de se libérer une fois pour toutes des chaînes de la
corporalité). Cette relation de dépendance s’aggrave au fur et à mesure que
l’insatiable faim de Thrassl croît, le rendant énorme, à l’instar de Lame des Chroniques
infernales. L’homme se met ainsi, en quelque sorte, à ressembler à l’objet
de son affection, son obsession envers le mollusque étant freinée un temps par « l’amour »
de Xunmil, jeune femme attirée et dégoûtée par le corps monstrueux de Thrassl.
Avec « Coquillage », Esther Rochon nous propose un
roman fantastique et érotique surprenant, à l’audace et à l’inventivité
certaines. Cette histoire atteint les fondements inconfortables de l’être, met
au premier plan les désirs inassouvis qui, un jour ou l’autre, nous habitent
(et peuvent nous dévorer, tels des « fantômes affamés »). À l’image
de La splendeur des monstres, cette novella montre (la racine
étymologique de « monstre » n’étant pas par hasard
« montrer ») beaucoup, beaucoup d’amour pour la différence.
Et ça, il est fondamental de le saluer.
- Cette critique est parue précédemment dans le numéro 43 de Brins d'éternité.