Note : Sous cet intitulé, j’inclurai aussi les recueils de nouvelles. Et je profite de la parution prochaine de ma critique des
Résidents (roman d'Amelith Deslandes paru en mars dernier) dans
Brins d'éternité pour poster ici la critique que j'avais écrite sur son précédent ouvrage,
Chair et tendre. Donc, voilà :
Chair et tendre, Amelith Deslandes, La Madolière, 208 p., 2009.
Chair et tendre est le second recueil de nouvelles d’Amelith Deslandes, qui avait déjà signé Loges funèbres chez le (hélas) défunt éditeur Nuit d’avril. Cette fois, c’est la nouvelle et audacieuse maison d’édition française La Madolière qui accueille ses écrits, comme toujours percutants. D’ailleurs, une préface de Jacques Fuentealba, auteur et traducteur, notamment pour le fanzine Borderline, nous « met en garde » au sujet du caractère corrosif du recueil que nous tenons entre les mains. Force est de reconnaître que les douze nouvelles au sommaire ne laissent effectivement pas indemne, même s’il est fort possible que, comme moi, le lecteur en redemande, tel un poison auquel on devient rapidement accro.
Je ne commenterai pas successivement chacun des textes au sommaire, mais les regrouperai plutôt par thèmes, Deslandes possédant, comme chaque auteur, ses «obsessions récurrentes». Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur l’une d’entre elles. Dans «Chair et tendre», nouvelle ayant donné son titre au recueil, tout comme dans «Nuits captives» et «L’éternelle demeure», le protagoniste est aux prises avec un coffret ou un reliquaire qui recèle de fort funestes secrets. Alors que, dans «Chair et tendre», l’interdit prend un caractère plus «sacré», il est beaucoup plus pervers dans «L’éternelle demeure», ma nouvelle favorite de cette triade. Dans celle-ci, inspirée d’une œuvre de Mimi Parent, artiste surréaliste que je vous invite à découvrir, Deslandes nous présente De Wilde, collectionneur d’œuvres d’art, qui fait l’acquisition d’une pièce reliée à la vie tourmentée de Helly Decade, artiste adulée. Mais son achat s’avérera différent de ce qu’il avait escompté… Le tout avec une finale à glacer d’effroi, très habile.
En outre, plusieurs nouvelles du recueil se rapprochent de la thématique du labyrinthe, qui semble beaucoup inspirer Deslandes. Et ce n’est certainement pas moi qui lui reprocherai ce penchant, puisque ces textes, «Chemin de croix», «Chroniques des égarés», «La venelle fantôme» et «Les échos clandestins» comptent parmi les plus réussis du recueil. Quelques mots sur mes deux favoris du lot, «La venelle fantôme» et «Les échos clandestins».
Dans la première, Fenig arrive dans l’énigmatique ville de B. pour compléter une thèse qui s’intéresse à son architecture. Cependant, la cité lui semble très tôt bizarre, comme si elle était constamment en train de se métamorphoser. Pour Carmine, qui travaille depuis peu à l’hôpital, il en est de même : tous les patients semblent atteints de maladies insolites, les objets ne sont que des copies falsifiées de ce qu’elle pouvait se procurer dans sa ville d’origine... Mais surtout, il y a cette ruelle, qui surgit devant Fenig chaque fois qu’il tente de s’orienter dans cet endroit labyrinthique. Un passage de plus en plus invitant… Un texte vraiment inquiétant, avec des personnages solides, ce qui n’est pas toujours le cas chez l’auteur, à qui l’on peut reprocher de présenter des êtres souvent froids et distants, à la psychologie plus ou moins développée. L’ensemble est servi par une écriture, comme toujours chez Deslandes, à la fois élégante et découpée au scalpel.
«Les échos clandestins», récit au titre magnifique, nous propose pour sa part un nouveau collectionneur d’étrangetés, qui rêve d’acquérir une étonnante pièce pour son cabinet de curiosités. Pour se la procurer, il fera appel à Naëlle, jeune femme dont la mémoire spatiale est prodigieuse. Elle devra en effet, pour récupérer la pièce, nommée «La grande dévorante», se diriger dans un dédale compliqué, gardé par des créatures mythiques. Ici, Deslandes propose l’une de ses variations, qui se retrouve à quelques reprises dans le recueil, autour de la mythologie, autre source d’inspiration chez lui. Un texte qui surprend, bien documenté, narré avec une approche polyphonique maîtrisée, que semble priser l’auteur.
Un autre thème se retrouve à quelques reprises dans Chair et tendre, que je pourrais nommer les «altérations corporelles». Dans «Mutilations mondaines» et la «Maison-tranchoir», par exemple, Deslandes nous présente de nouvelles tendances, liées principalement aux greffes mythiques, qui permettent d’intéressantes possibilités, telles que posséder un regard de Méduse, des ailes de Griffon ou un larynx de Banshee (ou pire, le nécrophile qui veut se faire greffer des mains de Lazare: j’en ris encore).
Dans «La maison-tranchoir», mon coup de cœur entre les deux nouvelles, une alternative est offerte aux récalcitrants à la mode des greffes mythiques : aller quérir une pierre dotée de pouvoirs particuliers dans une maison assez… coupante. Phébès décidera de tenter le défi, s’enfonçant dans les méandres de la «maison-tranchoir», parmi les autres amputés. Un thème aussi incisif que l’écriture de l’auteur, qui aime enchaîner les très courts paragraphes, provoquant ainsi une sorte d’état de frénésie à la lecture. Dommage toutefois que le procédé soit le même dans presque toutes les nouvelles, l’ensemble des douze textes étant raconté de surcroît à la troisième personne du singulier (pour qui aime plonger directement dans la psyché des personnages, ce n’est pas l’idéal).
Je placerai également sous le thème d’ «Identités multiples» deux des nouvelles au sommaire, soit «Maudit soit le jour» et «Ce que femme veut». Dans celles-ci, comme dans d’autres textes de Deslandes, les narrateurs abondent, nous révélant l’histoire peu à peu, par points de vue morcelés, qu’il revient au lecteur de reconstituer. Ici, toutefois, c’est le même individu qui se divise, entraînant des conséquences souvent sanglantes.
Finalement, il faut dans tout recueil un inclassable, et «Une dernière nuit à Venise» est de ceux-là. Dans ce texte, assez différent des autres, Deslandes nous propose un récit atmosphérique, plutôt dépaysant, empreint de descriptions. Le résultat fait un peu songer à Boulevard des Banquises de Brussolo, pour son côté baroque et contemplatif. Une nouvelle plus éthérée, qui condense les soucis esthétiques que Deslandes dissémine avec plus de parcimonie dans ses autres textes, nous montrant l’ampleur du talent de l’auteur.
Dans l’ensemble, un recueil que je recommande aux lecteurs qui aiment les récits grinçants, traversé par un nihilisme exacerbé. Chair et tendre saura assurément vous secouer, par le portrait noir qu’il trace de l’homme, le tout avec une certaine froideur clinique, sans jamais juger la cruauté des protagonistes mis en scène. Et même si pour certains, ce livre pourrait sembler un peu classique dans ses thèmes, parfois empruntés au fantastique du XIXe siècle, il demeure que les textes de Deslandes vont plus loin, même lorsqu’ils prennent pour point de départ des prémisses parfois familières.
Un roman est en préparation, à surveiller chez La Madolière, à cette adresse : http://www.editions-la-madoliere.com/
(cette critique a été publiée dans le numéro 28 de Brins d'éternité)