En ce matin d’automne, le brouillard pèse sur les
toitures des maisons de ma rue. Rue qui est bien entendu une impasse,
passage fantastique s’il en est un. Martine Desjardins, qui nous avait
offert en 2009 le sublime Maleficium, l’a compris dans son nouvel opus. La résidence mise à l’honneur dans La chambre verte
(elle est littéralement la narratrice du roman) n’a rien du lieu
réconfortant où s’accumulent les souvenirs heureux. Au contraire, cette
demeure détériorée qui se rapproche de l’inquiétante étrangeté
« n’a d’autre âme que celle de ses occupants ». Et ceux-ci, les Delorme,
ont poussé la cupidité à son expression la plus extrême. Leur refuge,
sans surprise construit dans un « labyrinthe d’impasses, de ronds-points
et de croissants », devient ainsi un temple à la déité Finance.
Le drame débute avec la Pièce Mère, « gagnée » par l’aïeul Prosper
Delorme dont le nom, comme celui de tous les protagonistes, fait
référence à l’argent. Enfant, il soutire (en échange d’indications
routières) de la monnaie à un médecin en visite. À partir de cet
instant, la fortune de Prosper s’agrandit, le jeune garçon conservant la
Pièce jalousement. Au fur et à mesure que ses richesses s’accroissent
(presque jamais entamées par Prosper), son culte pécuniaire compte de
nouveaux adeptes. Les descendants de Prosper prendront part à une
véritable religion consacrée à la reine qui orne les billets verts. Les
« fidèles » iront jusqu’à contrefaire le « Notre Père » pour l’adapter à
leurs croyances capitalistes : « Notre Dollar qui êtes précieux / Que
votre fonds soit crédité / Que votre épargne arrive »… et ainsi de
suite!
Le fils aîné de Prosper, Louis-Dollard, nourrira le culte familial
dans la « Chambre verte », pièce coffre-fort où s’amoncellent les
billets de ce vert chromatiquement opposé à la couleur du sang. Pendant
ce temps, la maison veille, contrariée par son manque
d’entretien, auquel contribue significativement Estelle, femme de
Louis-Dollard, la plus dévouée aux rites avaricieux (elle suce une pièce
de monnaie en guise de collation et cuisine des poudings avec les
miettes ramassées sous le grille-pain). Heureusement, le fils d’Estelle
et de Louis-Dollard, Vincent (baptisé ainsi afin d’orienter la
multiplication de ses avoirs), est porteur d’espoir pour la
maison-narratrice. Déterminée à l’aider, elle influencera les événements
d’une manière qui allie humour noir et gothisme.
Entrer à l’intérieur de La chambre verte, c’est se frayer un
passage dans l’univers minutieusement bâti par Martine Desjardins. Très
soigné, ce livre est soutenu par un style ciselé, teinté de poésie et
d’une verve humoristique. L’auteure réunit des personnages atypiques et
fascinants, dont l’obsession financière a fissuré l’esprit : Morula, par
exemple, qui consomme à outrance les fioles d’essence de vanille, ou sa
sœur Blastula, obnubilée par les germes (elle plonge pourtant sa main –
en quête de sale argent – dans les bassines où les gens font
des vœux). Sans oublier l’intrigante Penny Sterling et la
maison-narratrice qui s’uniront pour orchestrer la ruine de cette
« banque privée » aux fondations chancelantes.
Les ruines, motif gothique s’il en est, sont au cœur de Ce qui reste de démons,
de Daniel Sernine. L’écrivain, qui a publié quarante livres et plus de
cinquante nouvelles fantastiques, est une figure emblématique de
l’imaginaire québécois. En 2014, le recueil Petits démons est
paru chez Les Six brumes dans la collection « Brumes de légendes »,
consacrée aux rééditions de classiques du genre. L’auteur et l’éditeur
renouvellent cette initiative enthousiasmante avec Ce qui reste de démons,
qui s’inscrit dans la continuité du recueil précédent. Le lecteur est
de nouveau convié – par l’entremise de quatre longues nouvelles – à
visiter Granverger, contrée fictive où les incarnations malveillantes
abondent. À l’instar de La chambre verte, les pratiques rituelles ne sont jamais loin. Et les partisans du culte doivent fatalement payer un tribut.
Récit placé en ouverture du recueil, « Le sorcier d’Aïtétivché » le
montre avec éloquence. Il y a plus de quatre siècles, des enfants
disparus de Granverger ont été offerts en sacrifice à Manitaba, « l’une
des trois Puissances du Mal, qui dorment sous terre, dans les abîmes de
la mer, et au-delà des nuages ». Le seigneur Davard, uni aux Indiens de
l’endroit, a contribué à cette cérémonie sanguinaire. Sernine la décrit
avec précision grâce à la plume ciselée qui est la sienne, à l’instar de
celle de Desjardins.
« Les ruines de Tirnewidd », seconde novella (terme qui
désigne une longue nouvelle), s’inscrit plus directement dans le
gothisme. Philippe Bertin et son fils Ludovic visitent des vestiges
irlandais intouchés en apparence depuis des siècles (des Irlandais
auraient naguère immigré dans la ville fictive de Chandeleur, au
confluent de la Kénistchouane, affluent également inventé par Sernine).
Les descriptions de la cité délabrée, vertigineuses, s’avèrent
saisissantes. L’envie est forte d’emboîter le pas aux Bertin jusqu’à
cette crypte où gisent les Irlandais…
Les deux dernières novellas, « L’icône de Kiev » et « Le
réveil d’Abaldurth » mettent de l’avant des cultes cruels, pour ne pas
dire démoniaques. L’icône possède le funeste pouvoir de sauver la vie…
doublée d’un mauvais sort. Quant à Abaldurth, il guette son avènement,
tel Manitaba dans la nouvelle d’ouverture. Ce à quoi veillent ses adorateurs, dans l’ombre du repaire de Maledome le bien nommé. Cette demeure détient des facultés similaires à celle de La chambre verte,
en plus méphistophélique : « Maintenant qu’ils se trouvaient dans le
manoir, ils sentaient nettement une présence. Comme si Maledome était
une entité malveillante, quelque dieu redoutable changé en maison. »
Ce qui reste de démons illustre le talent de conteur de
Sernine. Dans sa façon de convoquer les êtres diaboliques qui se terrent
dans les manoirs gothiques, l’auteur accorde une grande place à la
création d’atmosphères inquiétantes. Car la vigilance est de mise.
Tiens, le brouillard se lève. Quoique…
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