lundi 23 novembre 2015

Le Voyage insolite (émission du 16 novembre)


Philippe-Aubert Côté, Le jeu du démiurge, Alire, 2015, 717 p.


   Le jeu du démiurge, premier roman de Philippe-Aubert Côté, surprend d’emblée par son ampleur : 717 pages dans une police de caractères de petite taille. L’illustration de couverture de Grégory Fromenteau, qui met en scène un dragon mécanique survolant des milliers d’édifices, est à l’image de l’ambition de l’auteur. Connu pour sa minutie et son perfectionnisme, Philippe-Aubert Côté a en effet patiemment façonné son univers à travers la trentaine de chapitres de son volumineux ouvrage.

   Le roman s’articule autour de trois personnages phares masculins et/ou hermaphrodites : Takeo, un Mikaie qui, à l’instar de plusieurs personnes de son peuple, est en proie à la régression, ainsi que Nemrick et Rumack, deux amoureux éridanis, descendants d’humains, qui possèdent des talents de démiurges. La régression, alias le « mal de Rumack », affecte les Mikais depuis des décennies : sans « l’étincelle » fournie par les arbres-machines, les semblables de Takeo commencent à agir comme des singes. Takeo, jeune homme qui n’a pas froid aux yeux, entreprend alors, avec l’aide de Nemrick, un Ludis, de contrer la malédiction. Mais plusieurs protagonistes se mettront en travers de leur chemin, dont Sackurah, le personnage féminin le plus dense du livre. Pendant ce temps, les menaces de guerre grondent...

   Roman-fleuve aux multiples péripéties, Le jeu du démiurge est l’un de ces récits qui ne se résume pas aisément. Philippe-Aubert Côté y propose un univers personnel, bonifié par ses connaissances en biologie et sur les nanotechnologies. L’auteur a également pris soin de développer les rapports filiaux et amoureux entre ses différents protagonistes, ce qui donne à l’intrigue une bonne ampleur dramatique, même si la longueur du livre se prête moins facilement au suspense. La trame narrative est de surcroît portée par le style précis de l’écrivain, que l’on devine maintes fois peaufiné au fil des réécritures. En ce sens, peut-être Philippe-Aubert Côté a-t-il voulu décomplexifier le corps de l'ouvrage en adjoignant un lexique à la fin du roman, aspect qui ne m’a pas convaincue. En effet, le lexique, obligatoire à consulter, contient exclusivement des termes inventés par l’auteur (il ne s’agit pas d’un lexique historique optionnel, bienvenu dans de semblables publications), et le lecteur doit constamment s’y référer pendant les 150 premières pages. La meilleure méthode pour intégrer les informations regroupées dans le lexique aurait été sans contredit de les inclure dans le texte de manière fluide, tout en évitant l’infodump.

   Cela dit, Le jeu du démiurge est un roman à la construction intellectuelle, cérébrale, qui force le respect, d’une belle inventivité et d’une grande qualité. Comme les parutions d’une telle envergure en science-fiction québécoise ne courent pas les rues, c’est une publication à souligner. Quant à moi, ça m’a donné envie de m’envoler vers Selckin-2 !



François Lévesque, La noirceur, Éditions Alire, 2015, 256 p.


   La noirceur de François Lévesque, septième roman de l’auteur, se présente sous l’une des couvertures les plus saisissantes jamais parues chez Alire. En effet, la couverture, réalisée par l’écrivain lui-même, témoigne de manière particulièrement puissante des terreurs de l’enfance. La gueule ouverte de la créature pourrissante qui émerge des ténèbres promet le plus sombre des romans fantastiques. C’est dire si le livre s’offre esthétiquement sous les meilleurs augures ! De plus, nous comprenons rapidement que le thème de la maison hantée, qui recèle un potentiel certain pour qui sait en exploiter habilement les ficelles, sera à l’honneur.

Guillaume Kaminski et sa fille Daphnée, dont il a obtenu la garde après son divorce, viennent en effet de déménager dans la maison dont ils ont hérité. Le père de Guillaume, un homme secret et taciturne, est décédé à l’intérieur de son garage dans des circonstances quelque peu nébuleuses. Mais la mort du vieil homme n’est pas la seule à être entourée de mystères : en fait, Guillaume a presque tout caché de son passé à sa fille unique. Daphnée est ainsi mise devant le fait accompli après le déménagement. L’adolescente, qui soupçonne déjà sa mère narcissique de l’avoir abandonnée, ne pourra que laisser libre cours à sa colère. En plus, la maison est située à Sorel, à des kilomètres et des kilomètres de la demeure de Sophie, sa meilleure amie. Toutefois, Guillaume et sa fille sont loin d’être isolés dans cette vieille habitation, qui est visiblement l'hôte de forces occultes. Forces occultes dont ils ne tarderont pas à constater la malveillance...

Comme vous l’aurez compris dans le résumé qui précède, le fantastique déployé dans La noirceur est très classique, calqué sur le cinéma d’épouvante des dernières années (on croirait lire un scénario de film d’horreur réécrit pour en faire un roman). Le récit suit un cours prévisible qui surprend peu, sauf peut-être la finale, qui aurait gagné à être davantage préparée. Car, ce qui est mis de l’avant ici, c’est avant tout la relation père-fille entre Daphnée et Guillaume, ainsi que le langage coloré des adolescentes (qui occupe de nombreuses pages). La frayeur promise par la couverture est donc reléguée à l’arrière-plan, le livre ne parvenant pas à nous effrayer tel qu’escompté, par exemple dans cette scène : « à l’intérieur du placard [...] l’une des boîtes de jeu ressortit soudain, comme si une main invisible l’avait tiré. Il s’agissait de la boîte de la planche de Ouija » (p.35). 

Rappelons que le fantastique repose en grande partie sur ses ambiances et que la précision et le pouvoir d’évocation du vocabulaire sont essentiels à ce genre difficile. Et bien que l’écriture de François Lévesque soit plus aboutie dans La noirceur que dans Une maison de fumée, son roman précédent, elle ne réussit pas à recréer cette tension, cette atmosphère de vertige que recherche le lecteur de fantastique (alors que, par contre, les passages dialogués et ceux sur les relations familiales sont maîtrisés). La noirceur est donc un récit qui fait réfléchir sur les mécanismes du genre. Je le recommanderai aux lecteurs en quête d'une frousse qui ne les empêchera pas de dormir !

7 commentaires:

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    1. Super, Philippe-Aubert, merci du coup de projecteur sur l'émission !

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  2. C'est drôle, parce que j'ai lu le roman de Philippe-Aubert en format PDF-montage-pas-fini et le lexique était placé à la fin, alors je ne l'ai pas vu avant d'avoir fini ma lecture. Ça m'a obligée, pendant les 100 premières pages, à me creuser le citron pour essayer de comprendre ce que pouvait bien être les trucs recouverts par les néologismes... eh bien, après un bout de temps, j'avais parfaitement compris, alors quand je suis tombée sur le lexique, j'y ai lu seulement ce que j'avais déduit.

    Cela dit, mon chum a lu le bouquin en format imprimé, avec le lexique au début, et lui aussi s'y est référé souvent, ce qui l'a dérangé.

    Morale : ptêt que le lexique était pas nécessaire et qu'il y avait déjà assez d'info dans le texte.

    (Dit la fille dont les trois romans jeunesses sont assortis d'un lexique... ;)

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    1. ;) Ça devait être une expérience particulière, de lire le roman sans lexique, héhé.

      Cela dit, les lexiques d'Hanaken sont à 100% optionnel, s'adressant seulement aux lecteurs qui ne connaissent rien du tout du Japon d'époque. Dans les romans historiques, a fortiori du côté jeunesse, je trouve ça généralement tout à fait approprié ;)

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  3. Remarques intéressantes. Dans les faits, le lexique n'était pas prévu au départ : c'est une idée qui a surgi vers la fin -- en gros, on se disait que ça serait comme un bonus (et en plus, dans beaucoup de livres de SF, c'est courant, il y a des lecteurs qui aiment les lexiques). Mais aussi, c'était pour donner la définition de termes authentiques et non-inventés qui figurent dans le Larousse mais que le lecteur n'aurait pas l'idée d'aller chercher (ex: cataphractaire, broigne, reître, quartenier, miliciens... des mots qui figurent dans le Larousse mais peu connus et employés dans un contexte particulier).

    Je vais faire mettre un collant sur les couverture : lexique optionnel, ne consulter qu'en cas d'absolue nécessité :-p Avec une vitre qu'il faut briser :-) (Ou comme le bouton d'auto-destruction dans SpaceBalls : "n'employer que vous si vous avez une bonne raison" -- me souviens plus de la citation exacte :-p )

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    1. Merci ! J'ajouterais simplement : même si certains romans de SF contiennent des lexiques, je trouve que leur pertinence est à envisager au "cas par cas" (et effectivement, il y a des lecteurs qui aiment les cartes et les graphiques :) ). Mais tout de même, ici, le lexique contient un % élevé de termes de ton invention ;) En tout cas, personnellement, je me suis sentie un peu contrainte par le lexique en question, notamment à cause de la manipulation ainsi entraînée entre le début et la fin de l'ouvrage - particulièrement massif. Même si, 150 pages sur 717, ça ne représente pas un gros % au final, ça m'a donc fait grommeler pendant... 20,9% du livre ;)

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