Pierre-Luc Lafrance, L’arracheur
de rêves, Six brumes, 2015, 257 p.
Troisième titre de la collection « Brumes de
légende », L’arracheur de rêves vient de paraître sous une charmante
illustration aux teintes sépia d’Émilie Léger (artiste visuelle que les
lecteurs de Brins d’éternité auront sans doute reconnue, puisque ses
œuvres figuraient en couverture des numéros 36 et 40 de la revue, de même
que sur celle de l’anthologie Dix ans d’éternité). Ce recueil de
Pierre-Luc Lafrance s’inscrit donc dans la collection de l’éditeur sherbrookois
qui compte à ce jour quatre titres : Petits démons de Daniel
Sernine, Au rendez-vous des courtisans glacés de Frédérick Durand et
l’anthologie ci-haut mentionnée. Vous aurez compris que l’une des visées principales de
« Brumes de légende » est de permettre aux lecteurs d’accéder à des œuvres
devenues introuvables, à l’instar de L’arracheur de rêves, l’un des deux
derniers livres (l’autre était La nuit soupire quand elle s’arrête de
Frédérick Durand) parus en 2008 dans le quasi secret avant la liquidation de La
Veuve noire éditrice. Il s’agit d’une initiative honorable, pour ne pas dire
essentielle, de la part des Six brumes, qui accordent ainsi à certains écrits une
seconde vie plus que légitime, tout en les agrémentant de divers paratextes
(préfaces, notes, et dans le cas présent, une novella inédite, « Dans ses
pas »).
Comme Pierre-Luc Lafrance l’explique dans son introduction,
la majeure partie de l’ouvrage (c’est-à-dire le recueil L’arracheur de rêves,
sans la novella en prime) est demeurée dans l’ensemble inchangée. Bien que ce
choix préserve la saveur initiale du texte en évitant de le « dénaturer »,
il a pour inconvénient de conserver la section la plus faible de l’œuvre :
le récit intercalaire. Je me souviens que, lors de ma première lecture en 2008,
je m’étais fait la réflexion que les « entre-textes » étaient un peu
artificiels, qu’ils donnaient l’impression d’être des pièces rapportées. Oui,
le personnage de Marc-Antoine est attachant, de même que les locataires des
appartements attenants, mais les onze parties intitulées L’arracheur de rêves,
qui s’insèrent entre les nouvelles, me paraissaient avoir été ajoutées à la
demande de l’éditrice (je pense d’ailleurs que c’était le cas). L’occasion
était donc belle de rééditer le recueil sans ce maillon faible à la finale peu
convaincante. À mon sens, les dix véritables histoires auraient gagné à être
bonifiées par trois ou quatre autres textes autonomes supplémentaires, voire
par deux novellas. Surtout que Pierre-Luc Lafrance possède un talent certain
pour instaurer des atmosphères fantastiques à saveur québécoise (l’intégration
de la ville de Québec dans ses récits, notamment, est ingénieuse), ainsi que
pour installer progressivement un sentiment d’horreur et d’étrangeté chez ses protagonistes.
Vous aurez compris que presque toutes les dix « véritables »
nouvelles du recueil valent le détour, de même que l’ambitieuse novella
« Dans ses pas » (j’y reviendrai). Dans ces textes, Pierre-Luc
Lafrance recourt habilement au réalisme sordide teinté de fantastique (« Le
voyageur »), à l’humour (« La dernière enquête »), à la romance (« Cœur
perdu à Québec »), à l’érotisme (« Chambre 308 »), à la
mythologie (« Le masque de Méduse »), etc. Presque toutes ces
tonalités s’amalgament en un ensemble homogène, pourvu de jolis titres, notamment
« Le rêve est une éternité perdue », l’un des seuls récits, avec
« Maman », qui ne participe pas avec force à la cohérence du livre.
Mais Pierre-Luc Lafrance a une façon de traiter le fantastique personnelle et traditionnelle
qui vaut la peine d’être découverte, et que résume bien cette phrase tirée de
la nouvelle « Berlin rêvé » : « Puisqu’il ne pouvait aller
à Berlin, la capitale allemande viendrait à lui » (p. 78).
L’omniprésence de l’érotisme et de la primauté des sens est également l’une des
qualités de L’arracheur de rêves, cet aspect trouvant son plein
déploiement, ainsi que le gore, dans la novella « Dans ses pas ».
Ce texte ambitieux de pratiquement cent pages (c’est-à-dire
cinquante de moins que l’ensemble du recueil de nouvelles) témoigne de
l’évolution manifeste de l’auteur entre 2008 et 2015. Et le résultat est
réjouissant : nous suivons Olivier, jeune homme a priori banal, qui
découvre, en traversant un boisé de sa ville adoptive, qu’il est capable de lire
et de ressentir les pensées des gens en marchant dans leurs empreintes. Mais la
végétation environnante s’éveille peu à peu à une force particulièrement malveillante,
née du désir de vengeance d’un ancien élève malmené par ses pairs. Avec son
ampleur, « Dans ses pas » parvient à instaurer un climat mémorable,
de même que des images horrifiantes et saisissantes, à quelques exceptions près,
l’auteur en disant parfois trop au lieu de faire confiance au lecteur, par
exemple : « Ça crie, ça pleure, mais personne n’ose prendre la fuite.
Ils sont tétanisés par la peur » (p. 232). Je souligne également la
présence du rêve/sommeil dans cette novella, qui contribue à l’arrimer au
recueil initial.
Bref, L’arracheur de rêves de Pierre-Luc Lafrance
vous convie à un bon moment en territoires de cauchemars. Par contre, vous
devrez faire l’impasse sur les erreurs de montage/relecture d’épreuves de la
quatrième de couverture et de l’ouvrage (usage de différents types de tirets,
italiques ou lettres manquantes, point ou espace entre les mots oubliés, alinéas
mal placés, repères bibliographiques non homogènes... coquilles pourtant
absentes des autres parutions des Six brumes qui nous inclinent à penser que la
lecture des épreuves a été effectuée rapidement). Car cette réédition bonifiée est
sans contredit une publication à célébrer pour les amateurs de textes
fantastiques à saveur onirique qui auraient envie de s’arracher un temps
à un réel parfois pesant!
- Cette critique est parue précédemment dans le numéro 43 de Brins d'éternité.
Je trouve la couverture très belle. J'ai bien failli le commander,mais dans l'ignorance, j'ai jeté mon dévolu sur un roman fantastique " Au rendez-vous des courtisans glacés" d'un certain Frédérick Durand. Mais j'aurai le plaisir de profiter du talent d’Émilie Léger avec les dix d'éternité. et même la suite de l'aventure "Brins d'éternité" (à commencer par le 44). En tout cas, j'apprécie l'efficacité de tes critiques, Ariane, que je trouve souvent pertinentes et sincères. Christine
RépondreSupprimerEn effet, la couverture d'Émilie Léger est magnifique ! Et le recueil de Pierre-Luc Lafrande vaut la découverte :) Je suis certaine aussi que tu aimeras "Au rendez-vous des courtisans glacés", bonne lecture Christine ! Merci également des bons mots au sujet de mes commentaires de lecture, j'en suis touchée.
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